Le Désossé


Durée de lecture : moins de deux minutes

Vendredi, Portobello Road.

Tout en lui est dégingandé. Son physique, sa démarche, son allure. Les traits sont émaciés. Le corps est sec et étiré.
Un chapeau mou de feutre noir le protège de la bruine londonienne. Aujourd’hui, il porte sa paire de jean’s défraîchie préférée, une chemise blanche décontractée, et une veste grise de costume qu’il a entièrement boutonnée. C’est que, voyez-vous, la bruine s’est mue en une averse qui en aurait dissuadé plus d’un.
Sa place habituelle, et tant convoitée, est libre. Il ne s’en étonne pas. C’est lui qui ouvre le bal toutes les fins de semaine, devant l’escalier qui plonge dans les toilettes publiques.
Il plante au sol la pointe d’une contrebasse délavée. Il renverse son chapeau à terre. Sans plus de préliminaires, sa main gauche court sur le manche et trouve trois accords répétitifs. De l’autre main, il pince si furieusement les cordes dans un tempo hallucinant, que je ne peux m’empêcher d’avoir mal aux doigts pour lui.
Il chante aussi. Sa voix forte, éraillée et un rien désagréable, couvre les bruits de la rue.
Son répertoire est pour le moins spécial. Un style ? … Bien à lui, est sans doute la réponse la plus honnête. Un mélange ininterrompu d’Elvis et de yaourt, mâtinés d’un semblant de jazz. Il faut l’écouter à plusieurs reprises pour se rendre compte que ce que l’on pourrait croire improvisé, ne l’est pas.
L’étendue de son répertoire couvre les vingt minutes immuables qu’il s’autorise. Ou plutôt, qui lui sont imparties par le consensus de la rue.
Après lui d’autres artistes improbables prendront le relais.
Il fait tournoyer avec dextérité son instrument pour remercier ses généreux donateurs. Mais, de temps à autre, il jette un regard au fond du chapeau, comme certains relèvent un compteur. Et à lui seul, ce geste le rend du même coup moins élégant.
La pluie redouble d’intensité. Les ponchos, cirés et parapluies, qui défilent devant lui ne prennent plus le temps de mettre la main à la poche.
Un dernier regard au fond du chapeau … et il décide d’interrompre sa prestation.
Estime t-il être suffisamment riche pour la journée, avec ces quelques pennys qu’il enfouit dans sa poche, ou rejoint-il un endroit mieux protégé des cieux ? Quoiqu’il en soit, le spectacle ne reprendra pas.
Je me dis alors que Avignon est bien loin, et que ce n’est vraiment pas un jour à mettre un intermittent non subventionné dehors.

Je suis déçu. J’attendais avec impatience ce vieux rocker recomposé, qui gratte une minuscule réplique de guitare rose en plastique. Il faut le voir se lancer dans un play-back détonnant, soutenu par une sono déchirante.
C’est vraiment dommage. Chaussé de palmes jaunes fluo, portant masque vert et tuba rouge, il eût été, aujourd’hui, raccord avec son temps.

*****  

C’est une carcasse
Munie d’une contrebasse
Dans son espace

Moi, ça me glace
Et j’ouvre la préface
« C’est ça la classe !! »

C’est un désossé
Qui reste abandonné
Il est cabossé

Il s’est accordé
Avec son lieu désiré
Prolongeant l’acmé

Les os sur la peau
Épiant le fond du chapeau
Comme un cache pot

« Vraiment, y’a pas trop »
Se dit-il dans le tempo
Dans Portobello

Découvrez toutes les illustrations poétiques de Didier Regard

*****

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***
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2 Commentaires

  1. A reblogué ceci sur jean-louis.riguet-librebonimenteuret a ajouté:
    Un désossé tout cabossé sur une contrebasse !

    J’aime

    Réponse

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