Durée de lecture : Environ 4mn
À Paris, dans un self blotti au cœur d’une petite rue coincée entre le temple de la mondialisation répétitive, et la constance des quais de Seine…
Une femme de peau blanche a terminé ses courses. Elle fait glisser un plateau sur les rails du comptoir. Elle achète un bol de soupe et s’installe à une table. Elle a oublié de prendre une cuillère. Elle se lève et va s’en chercher une, près des caisses.
À son retour, elle trouve un homme de peau noire installé devant le bol. Celui-ci trempe tranquillement sa cuillère dans la soupe. Sidérée, elle choisit de ne pas faire un esclandre, craignant d’attirer les foudres de cet homme à la peau noire. Cependant, possédant un caractère bien trempé, elle tire le bol de son côté et commence à manger. Ce faisant, un regard jeté à la dérobée la soulage. Un large sourire découvre des dents blanches immaculées.
Contre toute attente, l’homme à la peau noire tire le bol vers lui et le place au milieu de la table. Et le plus naturellement du monde, le geste gracieux et le regard bienveillant, il plonge à son tour sa cuillère dans la soupe.
Interloquée, c’est avec une certaine complicité qu’elle partage ainsi sa soupe.
Celle-ci achevée, l’homme se lève, lui fait signe de ne pas bouger, et revient avec une assiette de frites qu’il pose près du bol vide, toujours au milieu de la table. Il l’invite à se servir, et leur petit manège complice recommence.
Puis il se lève pour prendre congé, porte la main au rebord de sa casquette pour la saluer, et d’un seul mot la remercie.
Elle reste un instant pensive, et à son tour se lève. Elle pose la main sur le dossier de sa chaise pour prendre son sac, et stupeur : plus de sac ! Qu’elle idiote, rage t-elle immédiatement. Cet homme noir n’avait qu’un seul but : lui voler son sac ! Faisant volte face vers la caisse, elle s’apprête à crier, lorsque ses yeux tombent sur son sac, accroché au dos de la chaise d’une table voisine. À cette place, elle découvre aussi un bol de soupe intact, posé sur un plateau visiblement abandonné.
Vous l’avez compris, il manque une cuillère …
Les apparences sont souvent si trompeuses qu’elles nous poussent à nous comporter de façon inappropriée. Mais bon ! J’écris « nous », mais je suis certain que vous n’êtes pas concernés. Vous êtes absolument convaincus de posséder le discernement et le recul nécessaire pour juger de l’à-propos de toutes les situations.
Il me semble pourtant difficile de ne pas se fier aux apparences, ou de ne pas voir ses actes dictés par des stéréotypes et des préjugés. Tout comme il est d’ailleurs difficile de s’en débarrasser.
Parce que, si une chose est indéniable, nous sommes tous conditionnés depuis la naissance, par notre milieu, notre éducation et notre culture. Les stéréotypes se transmettent par l’apprentissage des normes et des valeurs auxquelles notre groupe d’appartenance adhère. C’est ainsi qu’ils dictent nos comportements et participent à l’élaboration de nos jugements. En somme, les premiers préjugés font partie de notre héritage social.
Mais encore une fois, j’en suis assuré, vous avez su au fil du temps vous en affranchir, en affirmant peu à peu votre personnalité.
L’ennui, c’est qu’il y a fort à parier que votre cerveau a élaboré ses propres stéréotypes, et par là-même, ses propres préjugés. Car sinon, vous ne sauriez plus où donner de la tête. Et oui, nos cerveaux ont beau être de remarquables logiciels capables de traiter instantanément les données auxquelles il est soumis à travers ses cinq sens, (six, pour certains), le temps s’accélère de façon foudroyante et les sollicitations sont de plus en plus nombreuses. Alors, pour ne pas être submergé, il faut bien qu’il traite, organise, filtre, classe, … et catégorise. Et par conséquent, il crée ses stéréotypes et vous conduit à adopter des préjugés, parce que, immanquablement, votre cerveau donne plus ou moins d’importance à telle ou telle différence, ou telle ou telle similitude.
Voilà comment se bâtissent vos relations sociales, et votre comportement, en famille, au travail, … et face à tout individu ou groupe d’individus.
Là encore, j’en suis persuadé, vos expériences et votre philosophie de vie, vous ont permis de bien séparer le bon grain de l’ivraie. Vous savez écarter toute opinion préconçue, tout jugement hâtif, et vous n’êtes pas sensibles aux apparences… Mais, entre nous et en toute franchise, qui peut véritablement prétendre qu’il ne s’est jamais fait prendre le doigt dans un pot de confiture ?
Tenez par exemple, la plupart des gens qui cherchent à recruter un nouveau collaborateur pensent pouvoir le choisir après un entretien, sans risque de se tromper, puisqu’ils maîtrisent leur métier. Et pourtant, plus de 90% des personnes se font une opinion dans les trois premières minutes de l’entretien, et bonne ou mauvaise, ils n’en changeront pas !
Les escrocs ont bien assimilés tout ce qui structure nos rapports sociaux. Ils savent en jouer à merveille, et ne s’attaquent pas seulement aux personnes faibles d’esprit, crédules ou dépourvues de bon sens. Un réel don d’observation, un vrai talent d’interprétation pour se couler dans le personnage qu’ils ont créé de toute pièce, et le tour est joué. Bombardé d’informations, notre cerveau fait de plus en plus d’impasses pour aller à ce qu’il considère être l’essentiel. C’est ainsi que l’escroc passe à travers les trous du tamis que nous croyons avoir si parfaitement élaboré pour nous protéger.
Apparences, stéréotypes et préjugés, … Pour ma part, je pensais être affranchi des plus grossiers. Je le pensais. Mais…
Les portes d’un métro parisien s’ouvrent. Après avoir soigneusement évité la force du flux et du reflux de voyageurs, assisté d’une canne, je monte dans un wagon. Toutes les places assises sont déjà occupées. Je m’accroche alors de toutes mes forces à l’une des barres centrales et attends avec appréhension que le train reparte.
Un groupe de jeunes des « quartiers » (terme politiquement correct et si hypocrite), chahutent sur les banquettes. Ils échangent bruyamment à force d’interjections parfois incompréhensibles au sujet de leurs frasques de la nuit précédente. Parmi les autres personnes assises, une jeune femme lit un magazine, un homme en costume disparaît derrière son journal, une personne détourne le regard, une autre encore fixe un point imaginaire derrière la vitre du wagon. Le signal sonore retentit. L’un des jeunes à l’accent prononcé m’apostrophe :
– Eh, M’sieur ! Zi va, viens t’asseoir !
Tout en esquissant un geste de refus poli de la main, je bredouille une phrase incompréhensible couverte par le bruit des portes qui claquent et celui du train qui s’ébranle. Le jeune homme se fait traiter de bouffon par ses camarades. Allez savoir pourquoi, j’ai pris la décision de descendre à la station prochaine et d’attendre le train suivant…
Me suis-je trompé dans l’appréciation de la situation ? Certainement… Ai-je réagi guidé par un succédané d’un vague instinct de survie ? Probablement… Était-ce soudain le schéma de cohésion sociale que je m’étais construit, année après année, qui venait de voler en éclat et qui avait provoqué en moi une perte absolue de repère ? Allez savoir … Car au final, ces adultes indifférents, avaient-ils jamais appartenu au même groupe culturel et social que moi ?
« Il y a peu de gens assez exempts de préjugés pour discerner les vrais biens des maux réels.” Juvénal (env. 120 ap. J.-C.)
« Souvent où le doute finit, le préjugé commence.” Simon de Bignicourt
« Il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé.” Albert Einstein
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Pas d’mal à juger
Je dois me vermifuger
Contre mes préjugés
Mais c’est plus aisé
De ne pas voir le biaisé
C’est tout balisé
Pour faire plus vite
Comme cela ça m’évite
De faire l’invit’
Stéréotype
C’est mon génotype
Bonjour la manipe …
Mes archétypes
Sont bien le prototype
D’un sale type
Découvrez la suite de l’illustration poétique de Didier REGARD
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xplorexpress
/ 3 mai 2015Loooool…. j’ai bien ri de cette histoire du bol de soupe… En effet, ces stéréotypes ancrés bien profondément en nous et bien souvent invisibles, nous surprennent fortement quand ils émergent. Quand à votre réaction vis-à-vis ce jeune homme qui offrait sa place… on peut le voir de 2 façons mais, de mon côté, j’aurais accepté… car ce jeune homme a affronté la risée de ses copains pour être civil et poli… cela aurait été d’encourager sa bonté de cœur… je crois… mais, on y va aussi avec nos peurs cachées… et nos sensations de la situation.
Merci de votre billet, il porte ~ comme chacun d’entre eux ~ à réfléchir. J’aime bien vous lire, Pascal.
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pascalaunay
/ 3 mai 2015En fait, je ne sais pas encore dire aujourd’hui si j’ai eu peur ou honte de n’avoir pas accepté. Je crois que je n’étais en tout cas pas très fier de moi. Et puis, j’étais également très en colère devant l’attitude de certains.
… La vérité, c’est qu’il est fort difficile de préjuger de ses réactions.
Merci encore à vous de votre fidélité de lectrice.
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xplorexpress
/ 3 mai 2015Oui, en effet… il est fort difficile de préjuger de ses réactions… et souvent, après coup, on s’en veut de ne pas avoir réagi autrement 😦 mais… c’est bien correct comme ça, je présume… on apprend de nos erreurs. Quand à être en colère de l’attitude de certains… là aussi je vous comprends… ça frustre beaucoup que de voir l’esprit de clocher de beaucoup ainsi que l’étroitesse d’esprit et le manque de civilité. Mais bon… à part donner l’exemple par nos agissements et notre attitude, il est difficile de faire mieux 🙂
Bonne soirée à vous Pascal… toujours un plaisir de vous lire.
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Bernard Lamailloux
/ 7 mai 2015Excellent article à mes yeux !
Entièrement d’accord avec l’idée qu’il il est fort difficile de préjuger de ses réactions… Pour ma part j’ignore totalement ce que j’aurais fait dans le métro. Il faut vivre l’instant pour le savoir. Il paraît que nos émotions sont d’excellents auxiliaires et de très mauvais maîtres, en tout cas j’aime bien cette phrase, mais une fois qu’on a dit ça, va-t’en trouver la bonne attitude « en direct »… Décidément tout cela est bien compliqué !
Sinon, juste par curiosité, que je ne meure pas idiot : le temple de la mondialisation répétitive, c’est quoi c’est où ?… 😉
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pascalaunay
/ 10 mai 2015C’est la rue de Rivoli à Paris, où les enseignes internationales de prêt-à-porter se disputent les mètres carrés pour offrir aux chalands des linéaires sans fin de vêtements fabriqués au Bangladesh, en Birmanie, au Vietnam, … et même plus en Chine, où la main d’oeuvre est un peu moins sous-payée. Et souvent, par de jeunes enfants qui, s’ils ne travaillaient pas, ne pourraient contribuer à faire vivre leur famille.
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Bernard Lamailloux
/ 10 mai 2015Merci Pascal !
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pascalaunay
/ 11 mai 2015De rien fidèle lecteur !
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