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1981.
J’ai 22 ans et il est grand temps pour moi d’effectuer le service national. L’âge légal est de 18 ans, mais j’ai bénéficié jusqu’ici d’un sursis qui m’a permis de terminer mes études.
Mon état d’esprit ? Identique à ce drapeau tricolore que cinq militaires amènent avec force solennité : en berne !
Je ne suis pas encore sur mon lieu d’affectation définitif. Le régiment d’infanterie où je vais passer une année ne sera de retour de manoeuvres que dans quatre jours. Un an … Que cela va être long et … inutile !
En cette fin d’après-midi, nous sommes six jeunes hommes à être incorporés. Sombres et silencieux, nos regards s’évitent.
Guidés par un sergent dans un dédale de couloirs ponctué d’officines grillagées, nous marchons dans les pas des générations précédentes, tels des agneaux menés par un berger indifférent à nos états d’âme.
Perdus, sonnés, nous entrons dans une chambre aux vingt lits superposés. Moi compris, je compte quatorze gars désoeuvrés.
Le silence qui règne dans la pièce est oppressant. Sachant mon installation provisoire, je déballe à peine mes affaires pour grimper au plus vite dans un lit.
De mon perchoir, je distingue au loin, derrière une vitre rayée de barreaux, les lumières de la ville. Je me tourne sur le côté, et me perds dans les méandres de pensées fort moroses. Mon regard se pose machinalement sur l’étage inférieur du lit presque mitoyen. Un très jeune garçon y pouffe de rire tout en tournant les pages d’un « Picsou ». Je décide de me retourner.
Bientôt, obéissant à un ordre à faire péter les tympans, les néons s’éteignent.
Ma nuit est triste et agitée. Dans une obscurité trahie par une veilleuse réglementaire, je prends conscience pour la première fois de ma vie que j’appartiens à une société, et que je lui dois quelque chose… Put…, un an de ma vie !
À l’aube, réveillés sans ménagement, un sous-officier nous conduit dans un réfectoire si vide, que je l’aurais cru désaffecté.
Je me fais traiter de « bleu-bite » lorsque je tends au cuistaud mon bol de café. Les agneaux ont eu le réflexe de s’installer autour de la même table. Je les rejoins. Chacun est perdu dans les volutes d’un breuvage qui n’a du café que l’odeur.
Je remarque que l’un d’entre nous manque à l’appel. Une rumeur circule : il aurait tenté de se suicider dans les toilettes. Je repousse mon plateau. Un frisson court le long de ma colonne vertébrale.
De retour en chambrée, notre garde-chiourme nous « invite » à mieux ranger nos placards et à faire des lits au carré. Il vérifie si je me suis douché et brossé les dents. Nous passons chez le coiffeur, puis nous « bénéficions » d’une formation.
Désormais, je sais comment nouer des lacets, porter un ceinturon, boutonner une chemise et porter un béret. Je sais aussi saluer. Mon cerveau enregistre un réflexe pavlovien associé à l’injonction « repos, vous pouvez fumer ! ».
Il me reste à mémoriser les grades et surtout, oui surtout, à m’habituer à faire ce que l’on me commande, dans un temps qui ne m’appartient plus.
Ici, il faut être totalement idiot pour ne pas comprendre ce que veut dire le mot « obéir ».
En cette fin de 1ère journée, nous apprenons le terme « quartier libre » et nous regagnons notre dortoir.
La pression retombe.
Nous avons très succinctement fait connaissance. Issus de milieux différents, parisiens ou provinciaux, nous sommes fils d’agriculteur, d’ouvrier, de commerçant, d’employé de bureau, d’ingénieur, … Il y a là, des sursitaires et des « retardataires » arrivés entre deux gendarmes, des garçons qui espèrent encore être réformés et mes deux très jeunes voisins. Jumeaux de 17 ans, ils ont devancé l’appel. Apprentis boulanger pour l’un et pâtissier pour l’autre, un travail les attend dès leur retour en Bretagne.
Déjà quatre jours passés ensemble lorsque nous apprenons que nous rejoindrons nos régiments respectifs, le lendemain. Sur mon lit, je fixe les lumières orangées de la ville. J’ai un tel cafard qu’il pleut sur mes lunettes.
L’un des deux jumeaux, les joues écarlates, attire discrètement mon attention. Il bredouille quelques mots à voix basse. Devant mon regard interrogatif, il redouble d’efforts pour détacher les syllabes.
– Pourrais-tu écrire à notre mère ? articule t-il enfin.
– À ta mère ? Mais pourquoi ? lui dis-je, ne saisissant pas le sens de sa question.
– Et bien, on pensait … Toi qui as fait des études, tu pourrais lui écrire qu’on va bien … enfin, des choses comme ça.
Comprenant que les jumeaux ont du mal à exprimer des sentiments, je découvre surtout, avec effarement, qu’ils ne savent ni lire ni écrire. Sur leurs bandes dessinées, ils ne faisaient que regarder les images ! À aucun moment, il ne m’était venu à l’esprit qu’ils puissent être illettrés. En fait, je n’imaginais pas que cela puisse être encore possible en France, en 1981.
En 96 heures, le service national m’avait concrètement fait prendre conscience que j’appartenais à une société qui m’octroyait des droits mais à qui j’étais redevable, et que la France était un pays aux multiples facettes économiques, culturelles et sociales. Tout ceci n’était pas que des mots lus dans des livres ou vus à la télévision. Pour véritablement m’en rendre compte, il avait simplement fallu sortir du milieu dans lequel j’avais vécu jusque-là.
L’année a passé, longue et souvent très ennuyeuse. Mais force est de constater qu’elle a contribué à façonner l’adulte que je suis devenu. Elle m’a appris, ailleurs que dans les livres de management, l’utilité et la force d’un collectif solidaire par rapport à la faiblesse et la vanité de l’individu. Nul doute, la complémentarité des uns et des autres favorisent la réalisation de projets communs. D’accord, Les méthodes d’enseignement laissaient à désirer, mais j’ai pu expérimenter cette réalité très tôt.
Lorsque, en 1996, le service national est supprimé, je suis perplexe. Et s’il avait été supprimé pour de fausses bonnes raisons ? Certes il était devenu, obsolète, coûteux, sexiste, et si exposé aux passe-droits que ce fameux brassage social n’existait plus. Mais avait-on véritablement pensé au vide sociétal qu’il allait laisser ?
En France, la seconde moitié du XXe siècle n’a eu de cesse d’abattre quelques-uns des piliers (fussent-ils bancals ou contestables) de notre société : le curé, l’instituteur, le médecin de famille, le maire et le service national. Et ceci sans se soucier vraiment d’y substituer ce qui serait le ciment de nos sociétés modernes ?
À juste titre, vous m’objecterez l’existence du service civique. Mais il faut en convenir : il s’agit d’un ersatz tant de fois remodelé depuis sa création, qu’il en est indigent face aux justes aspirations de notre jeunesse.
Alors, foi de citoyen républicain et trêve de tergiversations, déclarons l’état d’urgence pour que vive un service civique de six mois, non obligatoire, ouvert à toutes les générations, utile, reconnu et respecté, rémunéré même; un service civique engagé et destiné à réaliser des causes ou des projets rassembleurs, non individuels, pour redonner du sens à la vie en société !
Le service national est mort, vive le service civique !
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Dans la brigade
J’en ai pris pour mon grade
Et des camarades
Dans le brassage
Je voyais les ratages
Dans l’entourage
Mais c’est obéir
Afin de ne pas trahir
Et ne pas s’enfuir
Mais le dressage
Sous forme de message
Doit rendre sage
C’est être libre
Au bout de mon calibre
C’est quartier libre
Découvrez la suite de l’illustration poétique de Didier REGARD
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