Vendredi, 2 h du matin : un vrai moment d’humanité


Avoir décidé de publier un billet d’humeur par semaine aurait pu parfois me faire redouter l’angoisse de la page blanche. Et oui, la fréquence hebdomadaire est plus exigeante qu’on ne pourrait le croire ! Pourtant, pas encore de panne sèche… Bien au contraire.
Alors qu’il m’était souvent arrivé de peaufiner un texte deux ou trois jours avant l’échéance, surgissant de nulle part au grand dam de mes neurones les plus concentrés, un tout autre sujet s’imposait au dernier moment.
En même temps, rien d’étonnant. C’est bien le principe du billet d’humeur. Non ?
Au début, je me disais que les textes non publiés seraient pour moi, dans les moments d’inspiration paresseuse, tel le filet de sécurité pour un trapéziste non volant, ou encore un défibrillateur pour un cœur en mal de vie.
Cependant mon matelas s’épaissit, et tant d’autres humeurs me traversent l’esprit que j’ai scrupule à vous servir du « réchauffé ». Les surgelés et les plats sous vide font certes très souvent illusion, mais que voulez-vous, je préfère la saisie du moment présent !

Cette semaine, mon cerveau s’est trouvé aussi malmené que celui d’un boxeur surclassé par un adversaire le renvoyant obstinément dans les cordes. Depuis lundi, une idée de billet a chassé l’autre, jour après jour.
Et puis jeudi soir, ou plutôt vendredi vers 2 heures, ma fille aînée, chez qui je venais de dîner pour la première fois depuis qu’elle a pris la liberté de vivre sa vie, certaine que je ne trouverai pas de taxi pour rentrer à cette heure matinale, a insisté pour m’en appeler un grâce à son abonnement magique : un coup de fil, une voix qui annonce l’arrivée d’une voiture noire de marque allemande dans les 5 minutes, et vite, un au revoir, des mercis, et des mercis de mercis, des embrassades émouvantes, et je me retrouve en bas de son immeuble.
Il fait plutôt froid dans cette petite rue parisienne.
5 minutes, bientôt plus de 10, et point de taxi à l’horizon. Ou plutôt, si ! À notre grand étonnement, un peu plus de cent mètres plus haut sur le boulevard Barbès, nous voyons défiler des taxis à profusion ; beaucoup sont rehaussés de leur lumière rouge, mais bien d’autres affichent le vert de leur liberté.
Elle, à sa fenêtre, moi sur le trottoir, nous nous amusons à les compter.
Mais très en colère, elle tempête. Et lorsque la voiture commandée arrive enfin, elle me suggère ardemment d’houspiller le chauffeur.

Je prends place sur les sièges en cuir, dis gentiment bonsoir au monsieur à la peau noire et à la cinquantaine largement dépassée. Pas de réponse, mais il n’a pas attendu que je lui donne l’adresse de ma destination avant de démarrer.
Je suis frappé par l’ambiance si particulière qui règne dans l’habitacle. Pourtant, la radio est allumée. Point de musique nasillarde ou colorée, l’homme écoute France-Info. Le volume du son est à peine audible pour le passager que je suis.
Deux phrases saisies à la volée et une question me vient immédiatement aux lèvres : «Nelson Mandela est mort ?»
Pas de réponse.
Conscient cependant de ma tendance à parler toujours trop à voix basse, je me penche vers le chauffeur : « Monsieur Mandela est-il mort ? »
Et à cette question que les spécialistes du langage qualifieraient de fermée (appelant exclusivement un oui ou un non, à la limite un peut-être ou encore un je ne sais pas), l’homme enfin me répond sur un ton grave, avec un fort accent traînant dont je ne saurais donner la provenance :
– Nelson Mandela est mort à 23 h 30. Je suis en deuil. L’Afrique est en deuil, monsieur. Le monde entier est en deuil. Et s’il ne l’est pas, croyez-moi, il devrait l’être…
Une grande émotion me saisit. Je me laisse glisser au fond de la banquette arrière, comme si une main invisible, aussi ferme que bienveillante, venait de me repousser.

Mon chauffeur reste silencieux. À n’en pas douter, sa profonde tristesse n’est pas feinte.
France Info débite des témoignages de toute sorte, certains sincères, d’autres indécents, une journaliste annone une nécrologie en moins d’une minute trente pour mieux s’étaler sur la longue maladie et les circonstances du décès.
J’entends, mais je n’écoute pas.
Perdu dans des pensées qui n’arrivent pas à se fixer, mon regard oscille entre le dos du chauffeur de taxi et le rétroviseur dans lequel je peux saisir son visage éclairé par les lueurs festives des rues de Paris que nous empruntons.
– Il faut toujours que nous ayons de mauvaises nouvelles les fins d’années, finit-il par murmurer.
Je ne répons pas. Ce n’est pas un dialogue qu’il recherche. Il pense simplement à voix haute. Effectivement, il poursuit :
– L’humanité vient de perdre un grand homme. Oh, ce n’était pas un saint,… Mais un symbole, ça oui !
J’ose alors timidement :
– C’est un peu comme lorsque Gandhi est mort. Bien des gens ont dû ressentir la même chose…
– Gandhi a dit, «si tu veux changer le monde, commence par te changer toi-même»… Et bien Madiba, lui, il avait changé. Après toutes ces années de prison… 27 ans, et puis tous ces morts,… Il aurait pu dire un mot, rien qu’un mot, et cela aurait été un bain de sang… Et c’est « réconciliation » qu’il a dit, monsieur,… « réconciliation »…
Je reste sans voix devant la sagesse et la lucidité de ce chauffeur de taxi.
Après quelques minutes, c’est à nouveau lui qui décide d’exprimer ses pensées les plus intimes à voix hautes.
– L’Afrique va si mal, monsieur… Et c’est maintenant que Dieu, enfin, si vous croyez à tout cela…, la vie après quoi… Oui, c’est maintenant qu’il nous quitte… C’est vrai, nous savions qu’il était malade. Et bon, à 95 ans, on se doutait qu’un jour prochain, il partirait… Et puis, c’est dans l’ordre des choses. Mais vous savez bien, on espère toujours… Mais, pas maintenant,… Oh non, pas maintenant !

Alors que nous passons devant les guirlandes de Noël de l’hôtel de ville, mes yeux accrochent dans le rétroviseur ceux de mon chauffeur de ce petit matin si plein d’humanité. Le silence s’est à nouveau imposé dans cet improbable huis clos, et ensemble, nous pleurons.

***

« Invictus »

Dans les ténèbres qui m’enserrent,
Noires comme un puits où l’on se noie,
Je rends grâce aux dieux quels qu’ils soient,
Pour mon âme invincible et fière.

Dans de cruelles circonstances,
Je n’ai ni gémi ni pleuré,
Meurtri par cette existence,
Je suis debout bien que blessé.

En ce lieu de colère et de pleurs,
Se profile l’ombre de la mort,
Je ne sais ce que me réserve le sort,
Mais je suis et je resterai sans peur.

Aussi étroit soit le chemin,
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin,
Je suis le capitaine de mon âme.

(William Ernest Henley 1843-1903)

***

Mon billet d’humeur : c’est un clin d’oeil, une brève de comptoir, une réflexion captée dans l’instant. Vous avez aimé ? Alors partagez-le, et incitez vos amis à s’inscrire sur https://launayblog.com/, et ne ratez pas celui de la semaine prochaine !

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13 Commentaires

  1. Merci pour ce billet papa.. Je suis en pleure aussi, par cette triste nouvelle et ton témoignage émouvant.

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  2. Bizet Cécile

     /  9 décembre 2013

    Vive émotion, et tristesse à l’annonce du départ d’un si grand Monsieur…Tu as un véritable don, pour trouver les mots, merci, merci, MERCI!

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  3. Un moment de RÉELLE humanité dans la cacophonie mondiale du politiquement correct et des larmes de crocodile pour caméras de TV. Merci Pascal, grâce à ton talent, nous avons partagé tout simplement ce moment de vérité.
    Une suggestion : écris un, ou deux, peut-être trois, billets par semaine : on ne s’en lasse pas. Et puis ton stock d’inédits va arrêter de grossir.

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    • Bonne idée. Je vais peut-être ouvrir le robinet du goutte à goutte, en prenant toutefois garde de ne pas vous soûler… Car tu connais la phrase rituelle : « À consommer avec modération… L’abus d’humeur peut nuire à votre santé ! »

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      • Pour ma part je n’ai rien contre l’idée de recevoir plusieurs billets dans la semaine… Bien au contraire. Et puis quand bien même je ne trouverais pas le temps, ou l’envie d’en lire un, rien ne m’y oblige… C’est vrai, quoi, tout bien considéré, concrètement, en quoi cela consiste-t-il, de notre côté ?A recevoir un message intitulé [Nouvel article]… dans notre b-à-l, point. Sauf erreur, nous sommes libres de le lire tout de suite, ou plus tard, voire pas du tout ! Je ne comprends pas en quoi ce serait censé « nous saouler » ?!?? …Car au bout du compte, ne sommes-nous pas tous responsables de notre propre « consommation », et de notre propre « modération » ?

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  4. Merci Pascal pour ce moment VRAI au milieu de la cacophonie mondiale du politiquement correct, des larmes de crocodile pour caméras TV et des tours operators gouvernementaux destination South Africa cette semaine, the it place to be. Tu as un extrême talent pour nous faire vivre ces instants de grâce, et nous réconcilier avec l’humanité réelle.
    Une modeste suggestion : pourquoi ne pas écrire deux, voire trois fois par semaine. On ne se lasse pas de ton humeur, de tes billets, de tes brèves. Et puis cela permettra de ne pas gonfler dangereusement ton stock d’inédits.

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  5. Lise

     /  9 décembre 2013

    Oui on avait beau s’y attendre, c’est un moment de forte émotion. Ce n’est pas un saint, certes, sans doute, mais c’est un grand homme qui disparaît. Comme avec Martin Luther King ou Gandhi le monde perd un de ses meilleurs. Espérons que l’Afrique du Sud saura continuer sur le chemin de la réconciliation.

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  6. Sylvie

     /  9 décembre 2013

    C’était prévisible mais non, pas maintenant ! Il n’y a jamais de bon moment, en ces temps difficiles où le moral est au plus bas, cette annonce a eu l’effet d’une chape qui vous assomme. Nos pleurs et nos prières l’accompagnent.

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  7. Merci pour ce moment… Socrate a écrit que la connaissance est une des seules choses qui s’accroissent quand on la partage, j’imagine qu’on pourrait aussi ajouter l’émotion… et Monsieur Mandela en a semé tellement…
    Au sujet des « journalistes aux larmes de crocodiles », je me souviens d’un copain étudiant à l’ESJ qui faisait moultes stages dans diverses radios. C’était au temps de notre jeunesse… Ce type me racontait que non seulement la nécrologie de touts personne un tant soit peu célèbre était systématiquement créée et régulièrement mise à jour dans chaque rédaction qui se respecte (…façon de parler, hein ?), afin qu’on puisse la « dégainer » aussi vite que les autres en cas de décès de la personne, mais aussi que, lors des entretiens assez longs, à bâtons rompus, avec une célébrité, il existait un réflexe (qualifié de professionnel) consistant à ne pas oublier de penser de demander à la personne, au milieu de mille autres considérations anodines, de parler un peu de la mort et de ce qu’elle en pense. Les déclarations obtenues à cette occasion étaient – paraît-il – soigneusement isolées, puis insérées dans la « nécro préventive »…
    J’imagine que ce genre de pratique n’a pas diminué avec le temps…

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    • Oui, j’en suis certain. Et puis la multiplication des media fait que chacun cherche à tirer aussi vite que Lucky Luke, au risque parfois d’annoncer le décès de quelqu’un étonné d’apprendre sa propre mort…
      En fait, ce que j’avais trouvé inopportun, en écoutant cette journaliste, est qu’elle avait plus monopolisé l’antenne pour se répandre sur les conditions et les circonstances ayant entraîné la mort de Mr Mandela que sur l’homme, son cheminement, sur ce qu’il avait accompli, et ce sur quoi nous devrions être interpelés !

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  8. Ceci est un très joli billet et vous faites bien de publier vos pensées sur le moment, elles sont si touchantes.
    Je suis comme vous, je n’aime pas les billets réchauffés et comme vous, j’ai la panique de la page blanche. Mes sujets sont toutefois bien plu légers que les vôtres et il est plus facile de trouver des idées en piochant dans la futilité 🙂
    Je pense qu’il faut nous faire plus confiance dans notre capacité à nous renouveler.
    Je suis heureuse que la vie professionnelle m’ait permis de vous rencontrer et de vous suivre maintenant ici.
    Olivia

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    • Merci Olivia. Ravi également de vous avoir rencontrée. À l’instant où je tape ce dernier mot, j’ai une angoisse sur l’accord : Faut-il un « e » ou pas ? Que notre langue est compliquée !
      Vous écrivez donc également. Depuis que je livre ces billets, je m’aperçois que nous sommes très nombreux dans ce cas. Peut-on vous lire quelque part, ou gardez-vous tout dans un jardin secret ?

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